Editorial
par Alain Caron
Samuel Beckett m’a toujours fait peur. J’ai pu lire et voir ses pièces
avec plaisir. Mais j’ai toujours achoppé sur ses romans et ses autres
textes en prose. La douleur et les crises de ses personnages touchent
en moi quelque chose de très névralgique.
Un soir des amis et des connaissances « beckettolâtres », parlaient
avec passion et simplicité de leur fascination pour Beckett, ainsi
m’est venue l’idée de ce dossier : solliciter les libraires du
groupement Initiales et leur demander le témoignage de leurs lecteurs
les plus fervents.
Je voulais de cette façon faire parler les lecteurs de Samuel Beckett,
comme on présente ou recommande un tiers, ou plus simplement comme des
amis se conseillent des livres.
A la lecture de leurs textes j’ai découvert un Beckett drôle, simple,
au plus près de l’homme. Je remercie d’ailleurs Eric Chevillard de
m’avoir adressé un florilège de citations plein d’humour, irrésistible
invitation à lire ou à relire les romans de Beckett.
Je suis donc reparti à la rencontre de Beckett, j’ai ouvert Molloy.
Dès les premières pages la douleur est là…
« Tantôt
divergeant, tantôt convergeant, ces clôtures dessinaient des lacis
d’une irrégularité frappante. Nulle clôture n’était mitoyenne ne fût-ce
qu’en partie. Mais leur proximité était telle, à certains endroits,
qu’un homme large d’épaules ou de bassin, enfilant cette passe étroite,
le ferait avec plus de facilité, et avec moins de danger pour sa veste,
et peut-être pour son pantalon, de biais ou de front. En revanche, pour
un homme gros de fesses ou de ventre, l’attaque directe s’imposerait
sous peine de se voir perforer l’estomac, ou le cul, peut-être les
deux, d’une ou de plusieurs barbes rouillées. Pour une femme grosse de
fesses et de poitrine, une nourrice obèse par exemple, la nécessité
serait la même. Quant aux personnes à la fois larges d’épaules et
grosses de ventre, ou larges de bassin et grosses de fesses, ou larges
de bassin et grosses de ventre, ou large d’épaules et grosses de
fesses, ou grosses de poitrine et larges d’épaules, ou larges de bassin
et grosses de poitrine, elles feraient mieux de ne s’engager à aucun
prix, à moins d’avoir perdu la tête, dans ce chenal perfide, mais de
faire demi-tour, et de battre en retraite, sous peine de se voir
empaler, en plusieurs points à la fois, et peut-être saigner à mort, ou
manger vives par les rats, ou succomber aux intempéries, longtemps
avant que leurs cris se fassent entendre, et encore plus longtemps
avant que les sauveteurs accourent, avec les ciseaux, le cognac et la
teinture d’iode. Car si leurs cris ne devaient se faire entendre, alors
leurs chances d’être sauvées étaient minces, tant ces parcs étaient
vastes, tant déserts en temps normal. »
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