Beckett pour contre-attaquer
par Eric Chevillard*
Les écrivains qui comptent sont des vengeurs. Flaubert venge la
délicatesse flétrie par la bêtise. Rimbaud venge l’adolescence humiliée
par son impuissance. Proust venge la créature éphémère. Ponge venge les
choses scandaleusement négligées. J’arrête là cette énumération facile
: épreuves-exorcismes, tout écrivain qui compte est un vengeur. Beckett
est un vengeur. Beckett venge l’homme. Quand je l’ai lu pour la
première fois, j’avais une grande soif de vengeance. Beckett m’a vengé.
Il est temps que je précise : pas question ici de règlement de compte
ni de revanche sur la vie ou je ne sais quelles grimaces de la face
tuméfiée dans le dos de la brute qui s’éloigne. Pas de vengeance basse
ou mesquine, une réaction héroïque, au contraire, voilà ce dont il
s’agit, une réaction d’orgueil peut-être, moins les grands airs
offusqués, mâchoires et poings serrés. Une réaction déconcertante.
Une contre-attaque tout en finesse qui passe par une certaine
résignation à l’irrémédiable, mais réfute les postures de consentement
ou de soumission à cet ordre en vigueur et les états d’âme de
circonstance, si convenus qu’il serait aussi simple de fabriquer en
série les masques qui les expriment dans une usine de carton-pâte,
chaque individu recevrait la panoplie à sa naissance.
Beckett contre-attaque. Son rire est un outrage, un sacrilège.
Voyez comme le bourreau a l’air sot avec sa hache quand le condamné se fend la gueule sur le billot.
Quand j’ai lu Beckett pour la première fois, je venais de comprendre
certaines choses simples, ce qui m’attendait quoi que je fasse, cela me
paraissait inacceptable, déjà je tendais la main vers les masques du
révolté, du geignard, du désespéré – et soudain Malone meurt.
Révélation renversante : ce néant qui s’ouvrait devant moi était
presque justifié puisque le rire de Beckett y sonnait si juste, si
plein, voilà que ce néant qui s'ouvrait devant moi tout à coup était
comblé par le rire de Beckett – j’en appréciais l’acoustique : dans ce
néant absolu, le rire de Beckett était lui aussi sans limite.
Toutes les morales me choquaient, toutes les philosophies sérieuses me
répugnaient – rire lucide, rire vengeur, le rire de Beckett était alors
la seule chose que je pouvais entendre. Le rire de Beckett était la
solution. Il exprimait l’horreur de la situation mieux que la
complainte complaisante ou le gémissement qui est déjà un commentaire,
et il en triomphait dans le même temps, l’humour étant la forme la plus
méconnue de la compassion (qui se soucie d’autrui) et de la générosité
(qui procure du plaisir à autrui et sollicite sa participation).
L’amour n’est jamais si vaste et ne partage la solitude qu’en deux.
Ceci n’est donc pas un paradoxe : l’écrivain qui a le mieux décrit la
condition humaine, sans se leurrer d’aucune illusion, sans ménagement
ni aucune de ces mièvres bontés qui tournent le cœur, s’exposant jour
après jour à l’effroi des vérités innommées jusqu’à trouver les mots
qui enfin les nomment, est aussi le plus drôle (à en perdre le souffle)
et le plus fraternel (à en pleurer).
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* Dernier ouvrage paru :
L’ Œuvre posthume de Thomas Pilaster, Editions de Minuit, 1999.
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