Un paysage disparaît
par Christophe Fourvel*
Je n’ai jamais fait lire Beckett à personne. J’ai essayé une fois, sans
résultat, mais je n’ai peut-être pas usé de tous les arguments. J’ai
oublié de parler des voyages en train. Les livres de Beckett sont très
bien pour les voyages en train. Molloy sur le Marseille-Lille,
Compagnie pour rallier Besançon à Lyon, Comment c’est de Nice à
Perpignan, Murphy entre Belfort et Paris. L’Image et Premier amour pour
les lignes de métro entre Gaîté et Père Lachaise, entre Malesherbes et
Montgallet.
Pour chaque distance existe un Beckett. Une Société nationale des
chemins de fer ayant vocation de service public qui assure
convenablement sa fonction devrait mettre ces livres à la disposition
des voyageurs de deuxième classe. Mais je crois qu’au bout du compte le
trajet vers Beckett se fait tout seul.
Nous nous en doutions un peu avant d’envisager la lecture. Regardez la
tête de ce type : pouvez-vous une seconde imaginer organiser une fête
autour de lui ? Inviter des amis ? Préparer un buffet ? Non, au mieux,
avec beaucoup de persévérance, vous espérez boire un café en
tête-à-tête avec cette tête-là. A coup sûr, l’écrivain aurait des
manières de déménager des silences et vous vous retrouverez facilement
face à face avec vous-même. Je crois que la première réussite de
Beckett est là, dans cette sorte de mise en condition de lecture qui
commence à votre insu, en amont, un effet rétroactif d’une écriture que
vous n’avez pas encore abordée.
Tout est dans l’ordre de l’un ; vous dites Beckett et non pas Samuel
Beckett. Puis il y a la première confrontation, les petits mots secs
sur la couverture ; le blanc bleu Minuit : Molloy, Watt, Murphy. Quand
il y a plusieurs mots c’est parfois pire. Cap au pire. Malone meurt.
Fin de partie.
Une goutte d’eau frappe la paroi de la couverture et crée les
conditions physiques de l’écho. Nous sommes au bord de la première
image. Je pense à Molloy qui suce avec parcimonie des cailloux dans ses
poches. Beckett invente des petites machineries névrotiques d’une
précision horlogère ; les plus beaux paradigmes du désespoir que je
connaisse. Tous les personnages de Beckett consignent les événements et
les objets de leur monde et s’ils réduisent l’espace habitable, c’est
pour lui prêter une attention accrue. En éliminer les parasites et les
mirages : L’attente, l’espoir, la superstition. Le grand temps alors
disponible devient un lit dans lequel ils s’étendent de tout leur long,
forts de ne lorgner ni vers un souvenir ni vers un autre possible. Il
s’agit d’habiter une présence minimale mais de l’habiter vraiment,
glisser le corps jusque dans les extrémités, les encoignures. Le monde
est un patron mal foutu, couvert de poussière et froissé, moche, mais
le drame est sans doute qu’il vous va à merveille. Alors le je de
Beckett use son crayon, suce une pierre, pédale jusqu’à ce que la
fatigue affecte son champ de vision. Il conduit le monde à l’érosion.
Le lecteur est convié au même rituel, il garde dans sa bouche une
phrase infiniment ; il s’y perd. Nous pouvons face à la mer tourner les
mots dans notre bouche jusqu’au plus grand apaisement, jusqu’au sable
de la langue, l’enlisement douillet de lire : « Une chose molle qui
mollement bouge pour n’avoir plus à bouger. Au visible fermer les yeux
et entendre ne fût-ce que cela. Une chose molle qui mollement bouge
pour n’avoir plus à bouger. » Encore une fois. Rien. Un paysage
disparaît et plus rien. Un instant de bonheur.
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* Dernier ouvrage paru :
Derniers paysages avant traversée, Editions La Fosse aux ours, 1999.
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