Commencement à toutes fins utiles
par Philippe De Jonckheere
Je pourrais commencer en écrivant que la lecture de Samuel Beckett me
débarrassa à jamais des démarcheurs et autres témoins de Dieu, qui
inlassablement venaient frapper à ma porte – pourquoi Grand Dieu la
mienne ? – et me proposer ni plus ni moins le Salut de mon âme à grand
renfort d’illustrations d’enfants modèles venant trouver refuge contre
les flancs d’une lionne maternelle et aimante. J’ai un temps conservé
de telles images du paradis d’Épinal, jusqu’à la nausée que provoquent
généralement d’aussi écœurantes sucreries. Et tandis que les témoins de
Dieu ne prêchaient pas un converti, je leur demandai un jour tout de go
:
« Mais que foutait Dieu avant la création du Monde ?1
» Ils n’eurent pas vraiment de réponse si ce n’est embarrassée,
m’assurant qu’ils allaient devoir y réfléchir, qu’ils n’avaient pas «
comme ça de réponse toute faite » (sic) à cette question. Une semaine
et un dimanche saint plus tard, comme ils ne revenaient toujours pas,
je leur envoyai le mot suivant :
« Lourdes
Hautes-Pyrénées
France
Monsieur
Un rat, ou tout autre petit animal mange une hostie consacrée,
1/ Ingère-t-il le Corps Réel, oui ou non ?
2/ Si non qu’est devenu celui-ci ?
3/ Si oui que faire de celui-là ?
Veuillez agréer, etc.2. »
Ils allèrent au Diable.
***
«
Quand j’ai écrit la première phrase de Molloy, je ne savais pas où
j’allais. Et quand j’ai achevé la première partie, j’ignorais comment
j’allais continuer. Tout est venu comme ça. Sans rature. Je n’avais
rien préparé. Rien élaboré3. »
« Ses trouvailles en cascade qui nous essoufflent et nous laissent
abasourdis, la manière très particulière qu’il a d’exploiter une image
ou une métaphore, d’en tirer une déduction surprenante par le biais le
plus inattendu donnent à comprendre qu’il investit dans le mot employé
la totalité de ses énergies, de son pouvoir
d’attention et d’invention, et qu’en conséquence, il a la capacité de
s’immerger en entier dans ce qui impérieusement le requiert4. »
« Man that cat is nuts !5 »
« Cela ressemble à une désorganisation organisée ou à jouer faux correctement6. »
Le 21 décembre 1960, à New Jersey, ville pourtant peu réputée pour son
côté enchanteur, Ornette Coleman avait donné rendez-vous à sept de ses
compagnons, qu’il régimenta en deux quartets (basse batterie trompette
saxophone alto), leur donna aussi peu d’instructions que possible et
les huit hommes partirent à l’aventure, un peu jusqu’au bout
d’eux-mêmes, beaucoup jusqu’au bout des frontières connues du jazz et
de la musique plus généralement comprise. Cette improvisation
collective donna lieu à un disque qui prit le titre emblématique de
Free Jazz, à la fois impératif et constat, dont la pochette était ornée
d’une reproduction d’un tableau de Jackson Pollock, mais un paragraphe
de Molloy aurait tout aussi bien fait l’affaire7.
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1. In Molloy, Samuel Beckett, Éditions de Minuit.
2. In Watt, Samuel Beckett, Éditions de Minuit.
3. Samuel Beckett, tel qu’il est cité par Charles Juliet in
Rencontres avec Samuel Beckett, Éditions P.O.L.
4. Rencontres avec Samuel Beckett, Charles Juliet, Éditions P.O.L.
5. Attribué à Thelonious Monk, en parlant d’Ornette Coleman – traduction :
« ce chat est noisette », de cat : chat, argot des musiciens de jazz et qui désigne
le musicien de jazz, et de nuts : noisette, expression argotique pour « fou ».
6. Attribué à Charles Mingus, en parlant d’Ornette Coleman.
7. Free Jazz, Ornette Coleman, Atlantic Records.
Molloy, Samuel Beckett, Éditions de Minuit.
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