SAMUEL BECKETT

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Dossier préparé par Alain Caron

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Le disque d’Ornette Coleman et Molloy de Samuel Beckett se ressemblent en ce que leurs auteurs sont partis arpenter sans but leur garrigue personnelle sans jamais tâcher de s’orienter, et surtout sans souci du retour. A leur arrivée aux seuils de nouveaux désordres, les deux hommes avaient, l’un défiguré à jamais la littérature, l’autre le jazz. Les deux voyageurs du long cours intérieur ont de ce fait traversé des espaces qui ressemblent à s’y méprendre à cette infinie étendue de boue de Comment c’est
8, pour ne trouver que de nouvelles étendues de boue ressemblant un peu, mais tout est différent, à celle que justement ils venaient de traverser au prix d’efforts sublimes. Alors débouchant de garrigue détrempée en garrigue détrempée, le désordre qu’ils avaient un peu défriché s’est refermé autour d’eux les isolant tout à fait, ils avaient été le plus loin, au plus loin d’eux-mêmes, au plus loin de leurs forces, les voilà maintenant tout à fait isolés. En effet cette ouverture vers les étendues infinies, d’autres se voilèrent la face et firent semblant de ne pas la voir, d’autres encore se contentèrent des comptes rendus de ces improbables voyages, et les colportèrent, pas toujours adroitement ; de fait la question demeure là, béante, qu’est-ce qui a succédé en littérature au free jazz, et qu’est-ce qui en jazz a pris le relais de Samuel Beckett ? Et inversement ?

Les comparaisons de ce type sont au mieux hasardeuses, le plus souvent incohérentes, mais que l’on se figure encore l’épuisement de Beckett à la fin de la première partie de Molloy, ne sachant toujours pas de quoi serait faite la deuxième partie, dont après tout il ignorait jusqu’à l’existence, et puis résolu il repart de l’avant et de fait répète à nouveau l’histoire de Molloy, car tous les hommes sont devenus Molloy, surtout Moran, celui qui part à sa recherche. Et puis les huit musiciens qui reprennent leur respiration encore abasourdis du monstre qu’il vienne d’enfanter, cette longue sérénade qui quelque quarante minutes auparavant n’existait dans l’esprit d’aucun homme, même pas celui d’Ornette Coleman lui-même. Que font ces musiciens ? une deuxième prise où tout se répète, mais n’a rien à voir.

Beckett est l’auteur de ce qui n’est pas encore connu, de ce qui n’est pas encore défriché et qu’il traversera d’un pas qui ne laisse pas de trace durable dans toute cette boue qui se referme sur ses pas. Beckett écrit ce qui n’existe pas encore, mais cette écriture ne donne pas davantage d’existence à ce qui a déjà disparu, et n’a aucune chance de reparaître : rares sont les hommes qui revoient passer la comète de Halley, aussi sommes-nous en droit de remettre son existence en question, elle existe pourtant, nul ne la voit en scrutant fixement, mais à presque tous est donnée l’opportunité de la voir furtivement. Aussi nous sommes obligés pour envisager l’existence de la comète de faire confiance à ce que d’autres en leur temps, que nous n’avons pas connus, nous ont dit voir. Il faut faire confiance à Watt, Molloy et Malone, mais ne sont-ils pas un seul homme en étant tous les hommes à la fois ? parce que du fond de leur couche, de leur impotence grandissante suivant qu’ils deviennent tour à tour Molloy ou (pire encore ?) Malone, ils traversent ces espaces que nous ne verrons jamais de nos propres yeux et qui pourtant existent, enfin quoi ils n’ont pas pu l’inventer tout de même ? Et quand bien même ce serait là le fruit de leur imagination malade, de leur déraison déchéante occasionnée par leur condition de grabataires voyageurs, cette imagination vaut bien celle d’un autre, la notre par dessus-tout. Beckett a écrit « sans se retourner », et tandis que les lignes ont un peu obéi, et beaucoup résisté, l’excédent de bagages fut passé par-dessus bord sans tarder, exit la ponctuation, celle-là même qui gardait prisonnière le souffle et la respiration ténus des Molloy et consorts, ces incessantes virgules qui rendaient le souffle court à Malone. Comment écrire sans ces misérables chiures de mouche, courbées en virgules, en point et autres hiéroglyphes inutiles ? Et bien c’est très simple, le lecteur devra apprendre à respirer, et de cette respiration affolée du début comme celle de ceux qui manquent d’air, nous apprendrons à nous économiser, à ne plus nous agiter intempestivement, notre air nous sera bientôt compté, et c’est au prix de ce difficile apprentissage d’une respiration calme et économe que nous pourrons suivre nos héros pinceurs de fesses9, et s’agglutiner sans espoir jusqu’à l’étouffement les uns sur les autres au cœur de cette boue sans fin. Et qui d’autre que Beckett aurait pu s’ingénier de la sorte à nous faire manquer d’air ? Les lignes de Beckett, en se débarrassant de l’inutile poids, feront qu’à force de se débarrasser de tout, les livres iront, maigrelets, à l’essentiel, si terriblement essentiel que l’illisible sera atteint : une littérature abstraite, qui ne s’attache évidemment plus à la représentation, mais bien davantage à pétrir l’informe du langage, le défigurer jusqu’à se taire, car comment ne pas interpréter ces derniers livres de Beckett qui ne sont plus que des êtres décharnés de tout, réduits au squelette et parfois moins, comme Beckett l’a déjà fait de ses personnages (dans L’Innommable l’homme n’est plus que tronc, un conduit en ligne droite entre la bouche et l’anus) ? Ce sont désormais de petites dizaines de pages, puis de lignes réduites à la portion congrue où leur auteur s’efforce surtout de garder le silence, et c’est en se taisant que Beckett intime le silence à son lecteur. En matière de forme aussi, Beckett va laisser très peu à la littérature, aussi peu qu’à ses personnages et qu’à ses environnements et ses paysages. De fait le langage, en se dépouillant de tout ou presque, va s’abstraire jusqu’à confiner au signe, cette trace laissée comme à regret et qui griffe le silence qui lui aurait été sans doute préférable.

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8. Comment c’est, Samuel Beckett, Éditions de minuit.
9.Ibid.













Pourquoi aurai-je
un sexe moi qui
n’ai plus de nez ?
Tout cela est tombé
toutes les choses qui
dépassent, avec mes yeux
mes cheveux, sans laisser
de trace, tombé si bas
si loin que je n’ai rien
entendu, que ça tombe
encore peut-être,
mes cheveux lentement
comme de la suie
toujours, de la chute
de mes oreilles rien
entendu. Superflu, petite
âme toujours,l’amour je
l’ai inventé,la musique
l’odeur du groseillier
sauvage pour m’éviter.
L’Innommable