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« Lorsque l’on commence à faire sa part au silence, il l’exige toujours plus grande10. »
Dans la première partie de son œuvre « romanesque » Beckett s’emploie à
diminuer progressivement ses personnages. Molloy tout démuni qu’il est
a encore pour lui la locomotion, chose que Malone dans Malone meurt
perd puisque ce dernier est un grabataire auquel ne reste plus qu’un
bâton à l’aide duquel il attire et repousse les objets dont il a besoin
ou au contraire dont il ne veut plus. Le lecteur qui viendrait à lire
les romans de Beckett dans la chronologie de leur parution (démarche
infiniment pertinente) serait en droit de se demander ce que le
personnage de L’Innommable serait encore à même de perdre, quelle
faculté encore possédée par Malone pourrait aussi être perdue par son «
successeur ». De fait Worm dans L’Innommable n’est plus qu’un tronc et
sa tête, lesquels sont exhibés dans une jarre comme élément décoratif à
l’entrée d’un restaurant. Worm n’est plus qu’une conduite entre les
deux dernières nécessités biologiques de son être, l’ingestion par la
bouche et le transfert par l’anus. Et pourtant à cet être réduit
àl’essentiel du primordial, il reste encore et surtout la voix : tous
les personnages de Beckett se définissent essentiellement par la voix
jusqu’à Worm pour lequel c’est là la dernière faculté. Les voix des
personnages de Beckett sont celles-là même qui entament et finissent
chaque livre jusqu’à l’épuisement, jusqu’au dernier souffle, mais
surtout elles ne semblent pas mourir avec les personnages. Ces voix
n’ont rien à dire, et pourtant elles le disent, et du fait qu’elles
n’ont rien à dire, elles ne semblent jamais épuiser un sujet qui s’il a
existé s’est dérobé dès le début. En effet il est le plus courant que
dès le début du livre tout soit dit, présenté, exposé, limpide, et de
ce fait tout étant dit il ne reste rigoureusement rien à dire. La voix
ne pourrait-elle donc pas se taire ? laisser place nette au silence ?
Ce serait sans doute abandonner sans être absolument certain de ne pas
avoir épuisé toutes les issues, tous les moindres recoins, toutes ces
infimes parcelles de boue non arpentée, une pierre non retournée. Or
les personnages de Beckett ont en commun avec nous cette agitation
permanente qui veut que sans cesse nous tentions médiocrement de tendre
vers un meilleur aussi illusoire qu’improbable. Et de nous retourner
sans fin dans nos couches à la recherche d’une hypothétique fraîcheur
de l’oreiller qui s’estompe chaque fois davantage, faisant notre
insatisfaction grandissante et de ce fait de plus en plus agitée.
Parallèlement à la diminution progressive et systématique des
personnages il y a aussi celle de l’écriture qui sans cesse d’un livre
à l’autre se prive de nouvelles ressources. Effectivement, en privant
ses personnages de facultés l’écriture prend chaque fois un peu plus le
risque de ne plus avoir rien à dire (et à décrire). Il en va de même
avec les espaces qui entourent les personnages, ceux-ci se dépouillent
chaque fois un peu plus, jusqu’à cette noire obscurité avec laquelle le
personnage ne fait plus contact qu’avec son dos (dans Compagnie).
Beckett fait progresser le dénuement de la langue dans le même sens
toujours plus nihiliste, ce faisant la syntaxe deviendra primaire, plus
radicale jusqu’à ce qu’il ne soit plus possible de distinguer le sujet
de ses compléments. De cette table rase systématique le silence des
voix ne naîtra jamais. Beckett alias la voix au plus fort des
restrictions trouvera toujours encore la matière de nouvelles paroles :
c’est là la démonstration de Beckett, son don aussi, celui de nous
donner à voir l’inextinguible de la littérature.
Nombreuses sont les créatures de Beckett qui aspirent avec une
impatience inégale à la mort et avec elle au temps infini. Curieusement
ces même créatures, ces personnages diminués, se trouvent déjà dans des
situations où le temps n’a plus véritablement cours. Malone se perd
dans des conjectures infinies pour savoir si ses visiteurs pas tous
très bien identifiés viennent à intervalles réguliers ? toujours le
même jour ? En fait il est impossible que ce ne soit pas le cas, car
quelles pourraient être les motivations de ses visiteurs si ce n’est de
vérifier l’avancement du visité, son écart sans cesse amenuisé vers la
mort ? Ces incessantes questions sont en fait autant d’élucubrations
générées par un esprit malade de monotonie, d’une routine tellement
vide de surprise, d’accident, et d’élément constituant, que cette
routine appartient déjà au temps infini, tout du moins au temps sans
référent, sans repère, sans unité de mesure, en effet même l’alternance
du jour et de la nuit n’est plus qu’un lointain souvenir. Aussi la mort
ne se détermine plus comme un événement dans le temps puisque ce
dernier a cessé d’exister, le trépas devient continuité. Les
personnages de Beckett ont déjà cessé de vivre, dans leur univers
débilitant, leur condition chaque fois amoindrie, et leur immense
incapacité à appréhender le temps – toujours leur tentative de le faire
tourne autour de savoir quel est le temps qu’il leur reste avant que le
temps n’ait définitivement plus cours, et combien ils se complaisent à
penser, constater et repenser que cet intervalle est quantité
négligeable, et cependant l’occasion de tant de vexations, de tant de
souffrances. Ce qui est troublant encore, c’est ce vertige devant le
temps infini, celui de la mort, qui donne le tourbillon de paroles,
égrenées par cette voix qui
n’appartient plus au temps fini mais bien au contraire à celui infini
de la mort, et c’est en somme pour cela que cette voix ne sait pas se
taire, elle est sans fin.
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10. In La Part du feu, Maurice Blanchot, Gallimard.
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