SAMUEL BECKETT

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Dossier préparé par Alain Caron

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« Lorsque l’on commence à faire sa part au silence, il l’exige toujours plus grande10. »
Dans la première partie de son œuvre « romanesque » Beckett s’emploie à diminuer progressivement ses personnages. Molloy tout démuni qu’il est a encore pour lui la locomotion, chose que Malone dans Malone meurt perd puisque ce dernier est un grabataire auquel ne reste plus qu’un bâton à l’aide duquel il attire et repousse les objets dont il a besoin ou au contraire dont il ne veut plus. Le lecteur qui viendrait à lire les romans de Beckett dans la chronologie de leur parution (démarche infiniment pertinente) serait en droit de se demander ce que le personnage de L’Innommable serait encore à même de perdre, quelle faculté encore possédée par Malone pourrait aussi être perdue par son « successeur ». De fait Worm dans L’Innommable n’est plus qu’un tronc et sa tête, lesquels sont exhibés dans une jarre comme élément décoratif à l’entrée d’un restaurant. Worm n’est plus qu’une conduite entre les deux dernières nécessités biologiques de son être, l’ingestion par la bouche et le transfert par l’anus. Et pourtant à cet être réduit àl’essentiel du primordial, il reste encore et surtout la voix : tous les personnages de Beckett se définissent essentiellement par la voix jusqu’à Worm pour lequel c’est là la dernière faculté. Les voix des personnages de Beckett sont celles-là même qui entament et finissent chaque livre jusqu’à l’épuisement, jusqu’au dernier souffle, mais surtout elles ne semblent pas mourir avec les personnages. Ces voix n’ont rien à dire, et pourtant elles le disent, et du fait qu’elles n’ont rien à dire, elles ne semblent jamais épuiser un sujet qui s’il a existé s’est dérobé dès le début. En effet il est le plus courant que dès le début du livre tout soit dit, présenté, exposé, limpide, et de ce fait tout étant dit il ne reste rigoureusement rien à dire. La voix ne pourrait-elle donc pas se taire ? laisser place nette au silence ? Ce serait sans doute abandonner sans être absolument certain de ne pas avoir épuisé toutes les issues, tous les moindres recoins, toutes ces infimes parcelles de boue non arpentée, une pierre non retournée. Or les personnages de Beckett ont en commun avec nous cette agitation permanente qui veut que sans cesse nous tentions médiocrement de tendre vers un meilleur aussi illusoire qu’improbable. Et de nous retourner sans fin dans nos couches à la recherche d’une hypothétique fraîcheur de l’oreiller qui s’estompe chaque fois davantage, faisant notre insatisfaction grandissante et de ce fait de plus en plus agitée.
Parallèlement à la diminution progressive et systématique des personnages il y a aussi celle de l’écriture qui sans cesse d’un livre à l’autre se prive de nouvelles ressources. Effectivement, en privant ses personnages de facultés l’écriture prend chaque fois un peu plus le risque de ne plus avoir rien à dire (et à décrire). Il en va de même avec les espaces qui entourent les personnages, ceux-ci se dépouillent chaque fois un peu plus, jusqu’à cette noire obscurité avec laquelle le personnage ne fait plus contact qu’avec son dos (dans Compagnie).
Beckett fait progresser le dénuement de la langue dans le même sens toujours plus nihiliste, ce faisant la syntaxe deviendra primaire, plus radicale jusqu’à ce qu’il ne soit plus possible de distinguer le sujet de ses compléments. De cette table rase systématique le silence des voix ne naîtra jamais. Beckett alias la voix au plus fort des restrictions trouvera toujours encore la matière de nouvelles paroles : c’est là la démonstration de Beckett, son don aussi, celui de nous donner à voir l’inextinguible de la littérature.
Nombreuses sont les créatures de Beckett qui aspirent avec une impatience inégale à la mort et avec elle au temps infini. Curieusement ces même créatures, ces personnages diminués, se trouvent déjà dans des situations où le temps n’a plus véritablement cours. Malone se perd dans des conjectures infinies pour savoir si ses visiteurs pas tous très bien identifiés viennent à intervalles réguliers ? toujours le même jour ? En fait il est impossible que ce ne soit pas le cas, car quelles pourraient être les motivations de ses visiteurs si ce n’est de vérifier l’avancement du visité, son écart sans cesse amenuisé vers la mort ? Ces incessantes questions sont en fait autant d’élucubrations générées par un esprit malade de monotonie, d’une routine tellement vide de surprise, d’accident, et d’élément constituant, que cette routine appartient déjà au temps infini, tout du moins au temps sans référent, sans repère, sans unité de mesure, en effet même l’alternance du jour et de la nuit n’est plus qu’un lointain souvenir. Aussi la mort ne se détermine plus comme un événement dans le temps puisque ce dernier a cessé d’exister, le trépas devient continuité. Les personnages de Beckett ont déjà cessé de vivre, dans leur univers débilitant, leur condition chaque fois amoindrie, et leur immense incapacité à appréhender le temps – toujours leur tentative de le faire tourne autour de savoir quel est le temps qu’il leur reste avant que le temps n’ait définitivement plus cours, et combien ils se complaisent à penser, constater et repenser que cet intervalle est quantité négligeable, et cependant l’occasion de tant de vexations, de tant de souffrances. Ce qui est troublant encore, c’est ce vertige devant le temps infini, celui de la mort, qui donne le tourbillon de paroles, égrenées par cette voix qui
n’appartient plus au temps fini mais bien au contraire à celui infini de la mort, et c’est en somme pour cela que cette voix ne sait pas se taire, elle est sans fin.

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10. In La Part du feu, Maurice Blanchot, Gallimard.