... fin
Le
personnage de Compagnie est allongé sur le dos dans le noir et il
entend une voix puis une autre, il n’est d’ailleurs pas très sûr que
ces deux voix ne soient en vérité la même et unique voix, pourtant
l’une d’elles lui parle, mais il doute que ce soit à lui qu’elle parle,
en tout cas c’est à quelqu’un qu’elle parle, puisque l’une des deux
voix supposées telles lui parle à lui, ou à un autre, à la deuxième
personne, « tu es allongé dans le noir », tandis que l’autre voix, si
c’en est une autre, lui parle, si c’est à lui qu’elle parle, à la
troisième personne, « il est allongé dans le noir ». A qui sont ces
voix, à qui sont ces oreilles ? La voix est-elle celle du narrateur,
qu’il ne faudrait pas confondre avec celle de l’auteur. Et qui écoute ?
nous ? lui ? Et lui c’est qui ? Et pourtant tout lui semble si
familier, comme il nous semble l’avoir déjà lu, tout comme cette
observation laborieuse, longue et épuisante de la trotteuse d’une
montre et de son ombre afférente, ne l’avons-nous pas déjà faite
nous-mêmes, tant elle nous semble familière ? Dans de telles lianes
enchevêtrées à l’envi, il n’est pas déraisonnable de se demander si cet
objet que nous portons à bout de bras est bel et bien un livre dont
nous croyions jusqu’à maintenant, jusqu’à plus ample informé, faire la
lecture ? : « Peut-être ne sommes-nous pas en présence d’un livre, mais
peut-être s’agit-il bien plus que d’un livre : de l’approche pure du
mouvement d’où viennent tous les livres…11 »
De la diminution à l’anéantissement.
Et puis il y a ce texte inouï de Samuel Beckett, un texte foncièrement
différent des autres textes notamment par le très grand nombre d’êtres
qui le peuplent. Il s’agit précisément du Dépeupleur. Le Dépeupleur est
la description méticuleuse d’un univers infernal, une geôle où la
souffrance a été programmée dans ses moindres détails, maniaque. La
température de même que la lumière sont sans cesse changeantes, passant
d’un extrême à l’autre rapidement. Les individus qui peuplent ce
cylindre tronqué de cauchemar ont aussi peu de place, d’espace vital,
qu’ils n’ont d’espoir de sortir de ce magma humain, ces possibilités
sont parfaitement chimériques, ce qui est connu de tous, poussant ainsi
l’illusoire jusqu’à son paroxysme. Le dépeupleur est un épouvantable
hachoir, une machine à détruire les hommes, l’homme, l’humanité, un
camp de concentration, le lager. Du dépeupleur et de son origine, nous
ignorons tout, seule sa fonction de démolition humaine nous apparaît
clairement, mais nous ne saurons à aucun moment quel est l’esprit assez
pervers, maniaque et inhumain qui a pu concevoir pareille atrocité. Il
semblerait que ce soit l’homme lui-même qui ait créé cette
monstruosité, comme si l’humanité avait consisté à aboutir et à
cristalliser toute son humanité en une finalité qui règle à jamais son
devenir : Homo Homini Lupus (L’homme est un loup pour l’homme), l’homme
dépeuple l’homme ; la métaphore, nous l’aurons compris, s’adresse aux
camps de la mort de la « solution finale », l’aboutissement véritable
de toute l’histoire de l’humanité. Au terme d’une évolution chaotique
entièrement motivée par l’intelligence (celle qui fit naître le
langage, puis la chose écrite), l’humanité a enfanté sa propre
extermination. Les moindres recoins du dépeupleur ont été pensés pour
mieux tourmenter l’homme. De même les architectes de lieux publics
après guerre, pour de nombreux problèmes de circulation des personnes
dans les édifices, utilisèrent à foison des solutions imaginées par les
nazis dans les camps de concentration, ces mêmes trouvailles
architecturales qui amenèrent plus sûrement, plus efficacement, les
déportés de leurs trains à bestiaux vers les abattoirs de l’humanité.
***
« Pour finir encore12. »
« C’est le commencement qui est le pire, puis c’est le milieu, puis la fin, à la fin c’est la fin qui est le pire13. »
Philippe De Jonckheere
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11. In Le Livre à venir, Maurice Blanchot, Gallimard.
12. Pour finir encore, Samuel Beckett, Éditions de Minuit.
13. In L’Innommable, Samuel Beckett, Éditions de Minuit.
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