SAMUEL BECKETT

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Dossier préparé par Alain Caron

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      Page 7

... fin


Le personnage de Compagnie est allongé sur le dos dans le noir et il entend une voix puis une autre, il n’est d’ailleurs pas très sûr que ces deux voix ne soient en vérité la même et unique voix, pourtant l’une d’elles lui parle, mais il doute que ce soit à lui qu’elle parle, en tout cas c’est à quelqu’un qu’elle parle, puisque l’une des deux voix supposées telles lui parle à lui, ou à un autre, à la deuxième personne, « tu es allongé dans le noir », tandis que l’autre voix, si c’en est une autre, lui parle, si c’est à lui qu’elle parle, à la troisième personne, « il est allongé dans le noir ». A qui sont ces voix, à qui sont ces oreilles ? La voix est-elle celle du narrateur, qu’il ne faudrait pas confondre avec celle de l’auteur. Et qui écoute ? nous ? lui ? Et lui c’est qui ? Et pourtant tout lui semble si familier, comme il nous semble l’avoir déjà lu, tout comme cette observation laborieuse, longue et épuisante de la trotteuse d’une montre et de son ombre afférente, ne l’avons-nous pas déjà faite nous-mêmes, tant elle nous semble familière ? Dans de telles lianes enchevêtrées à l’envi, il n’est pas déraisonnable de se demander si cet objet que nous portons à bout de bras est bel et bien un livre dont nous croyions jusqu’à maintenant, jusqu’à plus ample informé, faire la lecture ? : « Peut-être ne sommes-nous pas en présence d’un livre, mais peut-être s’agit-il bien plus que d’un livre : de l’approche pure du mouvement d’où viennent tous les livres…11 »

De la diminution à l’anéantissement.

Et puis il y a ce texte inouï de Samuel Beckett, un texte foncièrement différent des autres textes notamment par le très grand nombre d’êtres qui le peuplent. Il s’agit précisément du Dépeupleur. Le Dépeupleur est la description méticuleuse d’un univers infernal, une geôle où la souffrance a été programmée dans ses moindres détails, maniaque. La température de même que la lumière sont sans cesse changeantes, passant d’un extrême à l’autre rapidement. Les individus qui peuplent ce cylindre tronqué de cauchemar ont aussi peu de place, d’espace vital, qu’ils n’ont d’espoir de sortir de ce magma humain, ces possibilités sont parfaitement chimériques, ce qui est connu de tous, poussant ainsi l’illusoire jusqu’à son paroxysme. Le dépeupleur est un épouvantable hachoir, une machine à détruire les hommes, l’homme, l’humanité, un camp de concentration, le lager. Du dépeupleur et de son origine, nous ignorons tout, seule sa fonction de démolition humaine nous apparaît clairement, mais nous ne saurons à aucun moment quel est l’esprit assez pervers, maniaque et inhumain qui a pu concevoir pareille atrocité. Il semblerait que ce soit l’homme lui-même qui ait créé cette monstruosité, comme si l’humanité avait consisté à aboutir et à cristalliser toute son humanité en une finalité qui règle à jamais son devenir : Homo Homini Lupus (L’homme est un loup pour l’homme), l’homme dépeuple l’homme ; la métaphore, nous l’aurons compris, s’adresse aux camps de la mort de la « solution finale », l’aboutissement véritable de toute l’histoire de l’humanité. Au terme d’une évolution chaotique entièrement motivée par l’intelligence (celle qui fit naître le langage, puis la chose écrite), l’humanité a enfanté sa propre extermination. Les moindres recoins du dépeupleur ont été pensés pour mieux tourmenter l’homme. De même les architectes de lieux publics après guerre, pour de nombreux problèmes de circulation des personnes dans les édifices, utilisèrent à foison des solutions imaginées par les nazis dans les camps de concentration, ces mêmes trouvailles architecturales qui amenèrent plus sûrement, plus efficacement, les déportés de leurs trains à bestiaux vers les abattoirs de l’humanité.

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« Pour finir encore12. »


« C’est le commencement qui est le pire, puis c’est le milieu, puis la fin, à la fin c’est la fin qui est le pire
13. »

Philippe De Jonckheere
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11. In Le Livre à venir, Maurice Blanchot, Gallimard.
12. Pour finir encore, Samuel Beckett, Éditions de Minuit.
13. In L’Innommable, Samuel Beckett, Éditions de Minuit.