SAMUEL BECKETT

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Dossier préparé par Alain Caron

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      Page 8

Rencontre avec Charles Juliet*
Philippe De Jonckheere et Jacky Chriqui

Lyon, 21 juin 1999


Philippe De Jonckheere. – Dans Rencontres avec Samuel Beckett, vous écrivez que Beckett, après avoir reçu des textes de vous, vous a écrit :
« Éloignez-vous et de vous et de moi. » C’est une réponse dure. Pensez-vous qu’elle était fondée ?

Charles Juliet. – D’abord, si je lui ai soumis quelques poèmes, c’est parce que, lors de notre première rencontre, il m’avait invité à lui envoyer des textes. Alors il m’a répondu cela. Oui, j’ai trouvé que c’était tout à fait fondé. Effectivement, ces poèmes très courts pouvaient laisser supposer que j’étais influencé par lui, bien que cela ne fût pas si certain. Je parlais de la voix, cette voix intérieure qui murmure en nous, et lui, bien souvent, parle aussi de cette voix. Il pouvait supposer que j’avais mis mes pas dans les siens. C’était donc un conseil tout à fait valable. Je l’ai pris au pied de la lettre et reçu avec gratitude. Cependant il disposait de très peu de textes pour juger de mon travail. Comme il m’écrivait des mots très brefs, il avait résumé son impression en ces mots : « Éloignez-vous et de vous et de moi. » C’était le meilleur conseil que je pouvais recevoir.

Jacky Chriqui. – Comment cela s’est-il traduit dans la réalité de votre écriture ? Avez-vous changé de point de vue ?

Charles Juliet. – Non, je n’ai pas changé de point de vue. Ce que j’ai écrit pendant des années était autobiographique. C’était un besoin profond, j’avais le désir d’élucider ce que j’étais, de comprendre mes problèmes, de me dégager de ma confusion, de me clarifier, c’était tout cela que je cherchais à faire. Dans la mesure où il m’invitait à prendre une plus grande distance par rapport à moi-même, j’ai très bien saisi ce qu’il voulait me donner à entendre. Autrement il n’y a rien eu de véritablement changé dans ma démarche ou dans mon écriture. Ce fut plus une question de degré, de plus grande auto-
surveillance.

Jacky Chriqui. – Il y aurait donc différents degrés pour parler de soi, en prenant une certaine distance ?

Charles Juliet. – Oui, on peut être plus ou moins proche, parler de soi d’une manière complaisante ou assez objective. A l’époque, j’écrivais encore en aveugle, ne sachant pas moi-même ce que je faisais, qui j’étais, ce que je poursuivais. Mais obscurément, je cherchais à me mettre à distance. Je recherchais la concision, la sobriété et la simplicité.

Philippe De Jonckheere. – La lecture de vos poèmes m’a donné l’impression que vous écrivez sous une dictée intérieure, à l’écoute d’une voix intérieure, et en cela, certains textes de Beckett me donnent la même impression. Serait-ce de cette manière que l’influence s’exercerait ?

Charles Juliet. – On ne peut parler à ce sujet d’influence. Nous connaissons tous ces moments où une voix parle à l’intérieur de nous. Parfois elle est faible, inaudible, d’autres fois, elle parle avec assez d’intensité pour qu’on entende ce qu’elle dit. Mes poèmes, ils s’écrivent dans ma tête quand je marche dans les rues, ou durant des insomnies. Je n’ai rien à reprendre à ce qui s’est dicté en moi. De même pour mes notes de Journal au début. Ces notes très brèves étaient dictées, elles surgissaient, je n’avais plus qu’à les transcrire. Molloy et En attendant Godot ont été écrits sous cette dictée de l’inconscient. Beckett m’a montré le manuscrit de cette pièce, il ne comporte pas une seule rature. Il m’avait dit : « Ça s’organisait entre la main et la page. » C’est tout à fait cela. Il avait une vie psychique exceptionnellement intense et douloureuse, et donc, en 1946 quand il a pu recommencer à écrire, c’est l’inconscient qui dictait les mots qu’il formait sur la feuille.

Philippe De Jonckheere. – En effet, il semble que la trilogie Molloy / Malone meurt / L’Innommable ait été écrite d’un seul jet. Savez-vous, puisque vous avez vu certains manuscrits, si ses derniers écrits comportaient des corrections ?

Charles Juliet. – Oui, cette voix s’est faite par la suite moins abondante et moins urgente. Il le dit lui même : « L’écriture m’a conduit au silence. » Après avoir achevé les livres qu’il a écrits de 1946 à 1950, ceux qu’il considère comme véritablement son œuvre, il est resté six ans sans pouvoir écrire. La poche s’était vidée, dès lors il ne savait plus quoi écrire. Plus tard la réalité interne s’est recomposée, il avait de nouveau des choses à dire. Mais il suffit de voir ses livres pour constater que cette parole est allée se raréfiant. Il le dit à plusieurs reprises, l’écriture l’a mené au silence.

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Derniers ouvrages parus:
Attente en automne, Editions P.O.L, 1999, et
Rencontres avec Samuel Beckett, Editions P.O.L, 1999.