SAMUEL BECKETT

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Dossier préparé par Alain Caron

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Philippe De Jonckheere. – Est-ce que cette approche du silence ne demandait pas davantage de travail, un travail de réduction, un travail sur la langue ?

Charles Juliet. – Oui, il retravaillait beaucoup son texte, mais ce n’est pas ce travail sur la langue qui déterminait la raréfaction. C’était un travail d’orfèvre sur les mots, presque sur chaque syllabe. Il cherchait à être toujours plus concis et toujours plus percutant. Mais alors on sent bien que la voix intérieure ne parle plus comme avant. Elle a beaucoup moins à dire.

Jacky Chriqui. – Jusqu’où peut-on travailler cette langue sans s’éloigner de cette source inconsciente ?

Charles Juliet. – Quand il retravaille une prose, tout écrivain doit sentir jusqu’où il peut aller, doit sentir s’il améliore son texte ou s’il aboutit à un effet inverse. En modifiant tel mot, en changeant telle expression, quel résultat obtiendrai-je ? Il n’y a pas de règle. Chaque mot a une histoire, un poids, un visage, un ou plusieurs sens. C’est à tout cela qu’il faut être sensible. C’est tout cela qu’il faut savoir maîtriser.Jacky Chriqui. – A propos des poèmes, à quel moment avez-vous supprimé la ponctuation ? Quand je les lis, j’ai l’impression d’être devant une constellation de mots dont l’espace est très calculé. Ce n’est pas l’espace de la ponctuation, c’est un autre type d’espace.

Charles Juliet. – Un rythme s’impose à moi. Je suis très attentif au rythme, mais là encore c’est mal dire, parce que je n’ai pas à être attentif. La parole surgit portée par ce rythme, et c’est ce rythme qui impose le découpage des poèmes. Je ne mets pas de ponctuation parce qu’elle me paraîtrait inutile. On peut lire ces poèmes sans difficulté, je crois, tout s’enchaîne d’une manière naturelle et logique.

Jacky Chriqui. – Il y a parfois des parenthèses…

Charles Juliet. – Oui, une ou deux fois, c’est déjà très ancien, peut-être parce que tel ou tel élément faisait corps étranger, et que je ne voulais pas le supprimer. Maintenant je ne mets plus jamais de parenthèses. J’ai toujours été porté à dépouiller au maximum.

Jacky Chriqui. – Mais la distance que vous mettez parfois entre les mots… vous avez fréquenté les peintres, vous avez regardé leur peinture, n’y aurait-il pas une recherche plastique, formelle, des pleins et des vides, indépendamment du sens ?

Charles Juliet. – Je ne peux pas dire qu’il y ait une recherche formelle. Ce qui est sûr, c’est que lorsque je vois un poème en vers libres, sur une page, ça m’émeut. Je ne peux pas dire autrement. Je ne sais pas pourquoi, je ne parle pas de vers réguliers, mais d’un poème en vers libres sur une page. Je peux feuilleter un livre, rien que pour l’œil, et ressentir une émotion.

Jacky Chriqui. – Dans vos poèmes, très souvent, l’équilibre entre la typographie et la page est tel que le blanc l’emporte, la lumière l’emporte. Ces textes sont comme des petites colonnes en pleine lumière.

Charles Juliet. – Ce qu’il faut savoir aussi, c’est qu’on ne choisit pas d’écrire ce qu’on écrit. On écrit ce qu’on peut. Il n’y a aucune décision, rien de délibéré, chaque poème que j’ai écrit m’a été donné. Mais quand j’écris une prose, il en va différemment. L’effort d’écriture est alors tellement important, tellement intense, que la pensée en est comme obnubilée. J’ai beaucoup de difficulté à voir où je vais. J’avance pas à pas.

Jacky Chriqui. – Ça obnubile la pensée, mais alors comment les mots vous viennent-ils ?

Charles Juliet. – L’écriture de la prose diffère en tous points de l’écriture des poèmes. Dans le cas de la prose, quelque chose d’informe et de confus cherche à naître, je ne sais pas exactement ce que c’est, mais je cherche à le mettre en forme, en tâtonnant, par approximations successives. Bien sûr, parfois il y a aussi des phrases qui surgissent toutes écrites, toutes prêtes, mais elles ne sont pas si fréquentes.

Jacky Chriqui. – Vous laissez certains de vos textes tels qu’ils se présentent ?

Charles Juliet. – Comme je le disais, la plupart de mes poèmes ont été écrits sous une dictée, mais quand j’écris de la prose, je retravaille beaucoup. Un même texte est relu à plusieurs reprises. Tant de choses sont à prendre en considération quand on écrit : le sens, les sonorités, les enchaînements, les échos qui se répondent…

Philippe De Jonckheere. – Voici une citation de Louis-René des Forêts, tirée d’Ostinato. Elle m’a fait penser à certaines pages de Fouilles ou d’Affûts. Je vous la lis et vous me direz ce que vous en pensez :
« Errant en somnambule d’un vestige à l’autre sans s’y attarder, non par impatience d’arriver à destination, mais désir de se perdre, dans l’idée que moins il s’y retrouvera, plus il a de chances de rester fidèle à la vérité d’une vie qui présente au regard rétrospectif tous les signes de l’égarement. »

Hésitation de Charles Juliet…

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