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Philippe De Jonckheere. Est-ce que cela vous paraît être un rapprochement fondé ? A la lecture de Fouilles et dAffûts, jai eu le sentiment de légarement, et de la douleur provoquée par cet égarement, et que malgré tout, cela était lobjet dune recherche.
Charles Juliet. Non, on ne peut rechercher légarement. Il sest produit en moi à lâge dun mois une fracture psychique extrêmement grave. Cest très longtemps après avoir écrit Lambeaux que jai pu comprendre ce qui sétait passé. Aidé parfois par certaines lectures. Notamment celle de Winnicott. Il parle de cette « détresse impensable » dont sont la proie les bébés ayant subi une grave fracture psychique. Cette détresse impensable est celle dun bébé qui subit une souffrance contre laquelle il na aucune défense. Cette souffrance latteint donc de plein fouet et elle va laisser de profondes séquelles. A tel point que lorsque ce bébé sera devenu adulte (cest Winnicott qui dit cela, et je crois quil a vu des centaines et des centaines de personnes dans ce cas), cet adulte évoluera vers la délinquance grave, vers la maladie mentale ou vers le suicide. Cest en principe le destin qui aurait dû être le mien. Mais à lâge de trois mois, jai été placé dans une famille, de sorte que cette femme est devenue ma mère. Elle ma donné beaucoup daffection, et je suppose que laffection que jai reçue a compensé pour une grande part cette blessure initiale. Toutefois, il est vrai que jai porté pendant toutes ces années une très grave culpabilité. Javais le sentiment, évidemment inconscient, que jétais responsable de la mort de ma mère. Car ma mère est tombée gravement malade. Par la suite elle est morte de faim dans un hôpital psychiatrique. Il faut savoir en effet que les Allemands pendant la guerre ont fait mourir de faim quarante à cinquante mille personnes qui se trouvaient dans ces hôpitaux. Donc, dans mon cas, sil y a eu égarement, on ne peut pas dire quil était provoqué. Au contraire, tout mon travail décrivain a consisté à réduire les effets de cette fracture. De fait, à ladolescence, jai traîné de gros problèmes. Mais je suis parvenu à les dominer, à ne pas commettre dactes autodestructeurs ou antisociaux. Quand je me suis mis à écrire, pendant des années, jai été en pleine détresse, et cest vrai que jai frôlé le suicide à maintes reprises. Donc nimaginez pas que jai voulu ce que jai subi. Je peux dailleurs vous parler de tout cela avec détachement, car jen suis à bonne distance. Pour revenir à Beckett, puisque cest surtout de lui quil faut parler, on peut dire quil a été frappé de mort psychique par sa mère, laquelle était une femme profondément névrosée, tantôt très aimante tantôt rejetante. Quand il était tout jeune, Beckett ne cessait de pleurer. De même dailleurs moi à ce quon ma raconté : dans les mois qui suivent la naissance, la mère et le bébé vivent en un état de totale fusion. Si on les sépare, le bébé est comme coupé en deux, doù une souffrance insupportable, doù les pleurs. Très vite, il y eut conflit de volonté entre Samuel et sa mère. Il ne voulait jamais plier, car il lui fallait se protéger. Une fois, sa mère la battu, elle sest fait tellement mal à la main quelle a dû prendre un bâton pour continuer à le frapper. Beckett na cessé daimer et de haïr cette mère, doù la culpabilité. Il est passé par des dépressions extrêmement graves.
Philippe De Jonckheere. En fait, Beckett ne nous parle que de lui, de ce quil a enduré ?
Charles Juliet. Tous les livres de Samuel Beckett sont très autobiographiques. Il décrit à chaque page sa situation psychique. Pour se protéger de ce quil vit, il inverse la logique, le bon sens, tout est tourné en dérision. Il met en uvre tout un tas de procédés pour repousser son drame et sa souffrance.
Philippe De Jonckheere. Il y a souvent des effets de distanciation entre ce qui est écrit et ce quil est en train décrire.
Charles Juliet. Il se tenait à grande distance de lui-même et pouvait ironiser sur lui et sur ce quil écrivait. Quand il dit quil y avait en lui un être assassiné, et assassiné avant sa naissance, on peut penser quà létat dembryon il a enregistré certaines choses, peut-être sa mère avait-elle refusé cette naissance. On sait que les parents de Beckett ont tout de suite fait chambre à part. Il y a eu deux enfants, Frank, né en 1902, et Samuel né en 1906. Tout laisse supposer que cette seconde naissance na pas été souhaitée par la mère. Très vite elle semble avoir détesté cet enfant, de même quelle détestait son mari qui était lexact contraire de ce quelle était. Les deux enfants adoraient le père qui était toujours gai, qui racontait des histoires amusantes
Cétait le bon vivant, gros mangeur, grand buveur. Vous imaginez la double culpabilité de cet enfant qui haïssait cette mère et adorait ce père détesté par la mère.
Donc lorsque Beckett dit : « Je porte en moi un être assassiné », se pose pour lui cette question : comment vivre quand on a été assassiné avant même dêtre né ?
Philippe De Jonckheere. Cet être assassiné, on le retrouve également dans Premier amour. Les femmes donnent naissance à cheval sur une tombe
Charles Juliet. Oui tout à fait
Samuel Beckett a énormément souffert, ça se voit sur son visage, ça se voit dans ce quil a écrit. A plusieurs reprises, il a été près de basculer dans la psychose, il est passé par des moments de profond désespoir
A Dublin, au lieu daller en cours, il se couchait en position ftale, les couvertures rabattues sur la tête
Une fois, alors quil avait vingt-huit ans, il était revenu à Dublin, et chaque fois quil revenait à Dublin, les ennuis physiques se déclaraient
Il avait de tels cauchemars que son frère, à lépoque déjà marié, devait venir coucher près de lui pour le calmer. Cest vous dire la violence qui lagitait.
Jacky Chriqui. Mais était-il quelquun qui aimait confier de tels souvenirs ?
Charles Juliet. Je ne crois pas, parce quen fait Beckett ne parlait pas, ou très peu. Je crois que lon sait tout cela par une correspondance quil a échangée avec un ami duniversité. En fait, contrairement à ce quon pourrait penser, Beckett a écrit de nombreuses lettres, 12 000 je crois, daprès ce que ma dit une universitaire américaine qui prépare lédition de sa correspondance.
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