SAMUEL BECKETT

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Dossier préparé par Alain Caron

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Philippe De Jonckheere. – Est-ce que cela vous paraît être un rapprochement fondé ? A la lecture de Fouilles et d’Affûts, j’ai eu le sentiment de l’égarement, et de la douleur provoquée par cet égarement, et que malgré tout, cela était l’objet d’une recherche.

Charles Juliet. – Non, on ne peut rechercher l’égarement. Il s’est produit en moi à l’âge d’un mois une fracture psychique extrêmement grave. C’est très longtemps après avoir écrit Lambeaux que j’ai pu comprendre ce qui s’était passé. Aidé parfois par certaines lectures. Notamment celle de Winnicott. Il parle de cette « détresse impensable » dont sont la proie les bébés ayant subi une grave fracture psychique. Cette détresse impensable est celle d’un bébé qui subit une souffrance contre laquelle il n’a aucune défense. Cette souffrance l’atteint donc de plein fouet et elle va laisser de profondes séquelles. A tel point que lorsque ce bébé sera devenu adulte (c’est Winnicott qui dit cela, et je crois qu’il a vu des centaines et des centaines de personnes dans ce cas), cet adulte évoluera vers la délinquance grave, vers la maladie mentale ou vers le suicide. C’est en principe le destin qui aurait dû être le mien. Mais à l’âge de trois mois, j’ai été placé dans une famille, de sorte que cette femme est devenue ma mère. Elle m’a donné beaucoup d’affection, et je suppose que l’affection que j’ai reçue a compensé pour une grande part cette blessure initiale. Toutefois, il est vrai que j’ai porté pendant toutes ces années une très grave culpabilité. J’avais le sentiment, évidemment inconscient, que j’étais responsable de la mort de ma mère. Car ma mère est tombée gravement malade. Par la suite elle est morte de faim dans un hôpital psychiatrique. Il faut savoir en effet que les Allemands pendant la guerre ont fait mourir de faim quarante à cinquante mille personnes qui se trouvaient dans ces hôpitaux. Donc, dans mon cas, s’il y a eu égarement, on ne peut pas dire qu’il était provoqué. Au contraire, tout mon travail d’écrivain a consisté à réduire les effets de cette fracture. De fait, à l’adolescence, j’ai traîné de gros problèmes. Mais je suis parvenu à les dominer, à ne pas commettre d’actes autodestructeurs ou antisociaux. Quand je me suis mis à écrire, pendant des années, j’ai été en pleine détresse, et c’est vrai que j’ai frôlé le suicide à maintes reprises. Donc n’imaginez pas que j’ai voulu ce que j’ai subi. Je peux d’ailleurs vous parler de tout cela avec détachement, car j’en suis à bonne distance. Pour revenir à Beckett, puisque c’est surtout de lui qu’il faut parler, on peut dire qu’il a été frappé de mort psychique par sa mère, laquelle était une femme profondément névrosée, tantôt très aimante tantôt rejetante. Quand il était tout jeune, Beckett ne cessait de pleurer. De même d’ailleurs moi à ce qu’on m’a raconté : dans les mois qui suivent la naissance, la mère et le bébé vivent en un état de totale fusion. Si on les sépare, le bébé est comme coupé en deux, d’où une souffrance insupportable, d’où les pleurs. Très vite, il y eut conflit de volonté entre Samuel et sa mère. Il ne voulait jamais plier, car il lui fallait se protéger. Une fois, sa mère l’a battu, elle s’est fait tellement mal à la main qu’elle a dû prendre un bâton pour continuer à le frapper. Beckett n’a cessé d’aimer et de haïr cette mère, d’où la culpabilité. Il est passé par des dépressions extrêmement graves.

Philippe De Jonckheere. – En fait, Beckett ne nous parle que de lui, de ce qu’il a enduré ?

Charles Juliet. – Tous les livres de Samuel Beckett sont très autobiographiques. Il décrit à chaque page sa situation psychique. Pour se protéger de ce qu’il vit, il inverse la logique, le bon sens, tout est tourné en dérision. Il met en œuvre tout un tas de procédés pour repousser son drame et sa souffrance.

Philippe De Jonckheere. – Il y a souvent des effets de distanciation entre ce qui est écrit et ce qu’il est en train d’écrire.

Charles Juliet. – Il se tenait à grande distance de lui-même et pouvait ironiser sur lui et sur ce qu’il écrivait. Quand il dit qu’il y avait en lui un être assassiné, et assassiné avant sa naissance, on peut penser qu’à l’état d’embryon il a enregistré certaines choses, peut-être sa mère avait-elle refusé cette naissance. On sait que les parents de Beckett ont tout de suite fait chambre à part. Il y a eu deux enfants, Frank, né en 1902, et Samuel né en 1906. Tout laisse supposer que cette seconde naissance n’a pas été souhaitée par la mère. Très vite elle semble avoir détesté cet enfant, de même qu’elle détestait son mari qui était l’exact contraire de ce qu’elle était. Les deux enfants adoraient le père qui était toujours gai, qui racontait des histoires amusantes… C’était le bon vivant, gros mangeur, grand buveur. Vous imaginez la double culpabilité de cet enfant qui haïssait cette mère et adorait ce père détesté par la mère.
Donc lorsque Beckett dit : « Je porte en moi un être assassiné », se pose pour lui cette question : comment vivre quand on a été assassiné avant même d’être né ?

Philippe De Jonckheere. – Cet être assassiné, on le retrouve également dans Premier amour. Les femmes donnent naissance à cheval sur une tombe…

Charles Juliet. – Oui tout à fait… Samuel Beckett a énormément souffert, ça se voit sur son visage, ça se voit dans ce qu’il a écrit. A plusieurs reprises, il a été près de basculer dans la psychose, il est passé par des moments de profond désespoir… A Dublin, au lieu d’aller en cours, il se couchait en position fœtale, les couvertures rabattues sur la tête… Une fois, alors qu’il avait vingt-huit ans, il était revenu à Dublin, et chaque fois qu’il revenait à Dublin, les ennuis physiques se déclaraient… Il avait de tels cauchemars que son frère, à l’époque déjà marié, devait venir coucher près de lui pour le calmer. C’est vous dire la violence qui l’agitait.

Jacky Chriqui. – Mais était-il quelqu’un qui aimait confier de tels souvenirs ?

Charles Juliet. – Je ne crois pas, parce qu’en fait Beckett ne parlait pas, ou très peu. Je crois que l’on sait tout cela par une correspondance qu’il a échangée avec un ami d’université. En fait, contrairement à ce qu’on pourrait penser, Beckett a écrit de nombreuses lettres, 12 000 je crois, d’après ce que m’a dit une universitaire américaine qui prépare l’édition de sa correspondance.














Être vraiment enfin
dans l’impossibilité
de bouger, ça doit
être quelque chose !
J’ai l’esprit qui fond
quand j’y pense. Et avec
ça une aphasie complète !
Et peut-être une surdité
totale ! Et qui sait,
une paralysie de la
rétine ! Et très
probablement la perte
de la mémoire ! Et juste
assez de cerveau resté
intact pour pouvoir
jubiler ! Et pour
craindre la mort
comme une renaissance.
Molloy