SAMUEL BECKETT

Tous nos Dossiers sont disponibles en version "papier" dans nos librairies

Dossier préparé par Alain Caron

Vous pouvez le commenter sur le forum "Dossiers"

      Page 11

... suite


Philippe De Jonckheere. – Ne pensez-vous pas que toutes ces recherches biographiques font partie de ce que Samuel Beckett lui même a qualifié de « démence universitaire ». Qu’entendait-il par ces mots ?

Charles Juliet. – Je lui avais parlé d’études et d’essais sur lui, auxquels je ne comprenais rien, alors que je n’avais aucune difficulté à comprendre ce qu’il avait écrit. En parlant de « démence universitaire », il ne visait pas la biographie de Deirdre Beir. D’ailleurs, quand il a prononcé ces mots, cette biographie n’était pas parue.

Philippe De Jonckheere. – Vous-même, lorsque vous lisez ce qui est écrit à propos de votre travail, avez-vous le sentiment qu’on vous a compris ?

Charles Juliet. – A la fois oui et non. Parfois je sens que l’auteur de l’étude a bien saisi ma démarche, et l’étude peut alors m’apprendre quelque chose. Mais d’autres fois, ce n’est pas le cas.

Philippe De Jonckheere. – Vous sentez-vous à même d’être votre propre lecteur ? Par cette question je fais référence au début de L’Espace littéraire de Maurice Blanchot, où il déclare que celui qui écrit est dans l’impossibilité de se lire. Êtes-vous d’accord avec cette affirmation ?

Charles Juliet. – Je comprends ce qu’il voulait dire. Le livre que l’écrivain écrit monte de sa part obscure. Lorsqu’il lira ce qu’il a produit, peut-être bien des choses lui échapperont. A l’inverse, s’il a un impérieux désir de se connaître, on peut supposer qu’il saura élucider, du moins en partie, cet inconnu que ses mots lui auront révélé.

Philippe De Jonckheere. – Dans l’introduction de Fouilles, vous écrivez qu’il a fallu parfois un certain temps pour que le sens de certains poèmes vous apparaisse.

Charles Juliet. – Oui, parce que je n’avais pas encore la lucidité que j’ai acquise. J’en étais à défricher mon territoire. Je n’avais pas encore une vue très claire, d’autant que cela touchait à ma mère, à des choses très obscures, très enfouies. Depuis que j’ai écrit Lambeaux, je crois être clair vis-à-vis de tout cela. Maintenant ce que j’écris, je crois que je suis à même de le pénétrer, de le juger.

Philippe De Jonckheere. – Dans ce livre, Rencontres avec Samuel Beckett, vous lui demandez s’il a l’occasion de relire certains de ses livres, tel Molloy, et il vous répond : « Je ne m’y sens plus chez moi. » Vous-même, vous arrive-t-il de ressentir cela ?

Charles Juliet. – Je ne relis pas mes textes une fois qu’ils sont parus. Mais si je dois les relire, lors d’une réédition, je vois bien que je m’en suis éloigné. Depuis le début où j’ai commencé à écrire, je n’ai pas cessé de cheminer, de gagner en lucidité, en force, en sérénité. Des textes, des notes de journal parlent de celui que j’ai été, mais il est évident que je ne suis plus celui-là. Heureusement d’ailleurs, sinon ce serait la preuve que l’écriture ne sert à rien.

Philippe De Jonckheere. – A la lecture de votre travail, il apparaît que certains thèmes reviennent fréquemment. Mais vous nous parlez d’évolution. J’aimerais que vous développiez plus longuement tout cela.

Charles Juliet. – Il y a en moi une préoccupation fondamentale. D’ailleurs, elle ne m’est pas propre. Au fond de tout individu, cette préoccupation est plus ou moins présente. On a à devenir soi-même, car être soi ne vas pas de soi. Être soi ne nous est pas donné. Tout ce que j’écris peut se ramener à cette nécessité. J’ai à devenir moi-même. Pour devenir moi-même, j’ai dû détruire celui que les circonstances avaient fait de moi, puis aller à la rencontre de cet inconnu que j’étais et qu’il me fallait faire entrer en existence. Tout mon travail, depuis quarante ans que j’écris, a été déterminé par ce besoin-là : devenir moi-même. Devenir soi-même peut parfois être une longue aventure, fort douloureuse. Cela entraîne de telles remises en cause, de tels bouleversements… En effet, cet œil intérieur à l’aide duquel on cherche à se percevoir, il fait partie intégrante de ce qu’il a à observer. Par là même, toutes ses perceptions dénaturent ce qu’il appréhende. Pour que ses perceptions ne soient plus viciées, le regard doit s’inverser, puis épurer l’œil dont il émane, afin de l’affranchir de ce qui conditionne sa vision. Autrement dit nous avons à connaître ce à l’aide de quoi nous cherchons à nous connaître. Tant que l’on n’a pas effectué ce travail, toutes nos perceptions de nous-même sont déformées. Donc comment se connaître, comment devenir soi, compte tenu de cette difficulté inhérente à la recherche ? Comment avoir une perception directe de soi ? Tant d’obstacles sont à éliminer.

Philippe De Jonckheere. – Cette perception directe de soi, elle appartient et ne peut appartenir qu’à l’écrivain qui a parcouru le chemin que vous venez de décrire. Il y a cependant un jour, au début, où vous avez franchi le pas. Pourriez-vous nous dire ce qui vous a poussé à écrire ?

Charles Juliet. – C’était un besoin en moi. J’étais à l’école de Santé militaire, et un jour je me suis fait réformer. Pour pouvoir écrire. Je ne savais pas ce qu’était l’écriture. Je n’avais aucune culture, j’étais d’une consternante ignorance. A vingt-trois ans, je n’avais rien lu, je ne connaissais rien à rien. Mais il y avait ce besoin d’écrire, de me sonder, de me clarifier, de me construire…

Philippe De Jonckheere. – Donc l’écriture a précédé la lecture ?

Charles Juliet. – Ah non ! quand je me suis rendu compte que j’étais d’une ignorance crasse, je n’ai presque fait que lire. Je voulais écrire mais ne le pouvais pas. Trop d’émotions, trop de problèmes, trop de confusion, trop d’inhibitions, trop de noir dans ma tête… J’ai passé des années difficiles.

Philippe De Jonckheere. – Quelles sont justement les lectures qui vous ont aidé ?

Charles Juliet. – J’ai beaucoup lu et je pourrais citer bien des noms. Il y a eu par exemple Nikos Kazantzakis. Il parle de cette aventure-là. Il en parle sur un mode lyrique, je dirais sans entrer dans la technique de la chose, mais il en parle très bien. Ceux qui m’ont le plus aidé, ce sont les mystiques. Ce n’est pas si étonnant. En fait, l’aventure dont je vous entretiens est toujours la même : les mystiques l’ont vécue d’une manière extrêmement aiguë. Il s’agit de se désapproprier de soi-même pour parvenir à une manière d’être qui inclut la bonté, la compassion, une exigence morale, une forme de sagesse. J’ai lu Bernard de Clairvaux, Thérèse d’Avilla, Jean de la Croix, Maître Eckhart, Ruysbroeck, Suso, Tauler, un mystique soufi, Rûmî, Tchouang-Tseu, le philosophe taoïste, plus des écrivains et calligraphes chinois ou japonais, des textes sur le zen… J’ai mis longtemps à les découvrir, à les pénétrer. Quand on vit cette chose-là, elle est évidemment obscure, et je ne comprenais rien à ce qui se passait en moi. Le besoin d’écrire s’était emparé de moi, mais je ne savais d’où il venait. Je l’ai d’ailleurs longtemps combattu, ce besoin d’écrire. Ces mystiques, quand j’ai fini par comprendre ce qu’ils disaient, ils m’ont beaucoup aidé, notamment Hadewijch d’Anvers, une mystique flamande du XIIIème siècle. Elle a écrit des poèmes et des lettres où tout cela est dit avec une netteté et une clarté admirables.

...




















Ils ne se gênent
pas bon dieu les
brûlés vifs, quand
ils ne sont pas
attachés, pour se
précipiter dans tous
les sens, sans méthode,
en crépitant, à la
recherched’un peu
de fraîcheur.
L’Innommable