Philippe De Jonckheere. Ne pensez-vous pas que toutes ces recherches biographiques font partie de ce que Samuel Beckett lui même a qualifié de « démence universitaire ». Quentendait-il par ces mots ?
Charles Juliet. Je lui avais parlé détudes et dessais sur lui, auxquels je ne comprenais rien, alors que je navais aucune difficulté à comprendre ce quil avait écrit. En parlant de « démence universitaire », il ne visait pas la biographie de Deirdre Beir. Dailleurs, quand il a prononcé ces mots, cette biographie nétait pas parue.
Philippe De Jonckheere. Vous-même, lorsque vous lisez ce qui est écrit à propos de votre travail, avez-vous le sentiment quon vous a compris ?
Charles Juliet. A la fois oui et non. Parfois je sens que lauteur de létude a bien saisi ma démarche, et létude peut alors mapprendre quelque chose. Mais dautres fois, ce nest pas le cas.
Philippe De Jonckheere. Vous sentez-vous à même dêtre votre propre lecteur ? Par cette question je fais référence au début de LEspace littéraire de Maurice Blanchot, où il déclare que celui qui écrit est dans limpossibilité de se lire. Êtes-vous daccord avec cette affirmation ?
Charles Juliet. Je comprends ce quil voulait dire. Le livre que lécrivain écrit monte de sa part obscure. Lorsquil lira ce quil a produit, peut-être bien des choses lui échapperont. A linverse, sil a un impérieux désir de se connaître, on peut supposer quil saura élucider, du moins en partie, cet inconnu que ses mots lui auront révélé.
Philippe De Jonckheere. Dans lintroduction de Fouilles, vous écrivez quil a fallu parfois un certain temps pour que le sens de certains poèmes vous apparaisse.
Charles Juliet. Oui, parce que je navais pas encore la lucidité que jai acquise. Jen étais à défricher mon territoire. Je navais pas encore une vue très claire, dautant que cela touchait à ma mère, à des choses très obscures, très enfouies. Depuis que jai écrit Lambeaux, je crois être clair vis-à-vis de tout cela. Maintenant ce que jécris, je crois que je suis à même de le pénétrer, de le juger.
Philippe De Jonckheere. Dans ce livre, Rencontres avec Samuel Beckett, vous lui demandez sil a loccasion de relire certains de ses livres, tel Molloy, et il vous répond : « Je ne my sens plus chez moi. » Vous-même, vous arrive-t-il de ressentir cela ?
Charles Juliet. Je ne relis pas mes textes une fois quils sont parus. Mais si je dois les relire, lors dune réédition, je vois bien que je men suis éloigné. Depuis le début où jai commencé à écrire, je nai pas cessé de cheminer, de gagner en lucidité, en force, en sérénité. Des textes, des notes de journal parlent de celui que jai été, mais il est évident que je ne suis plus celui-là. Heureusement dailleurs, sinon ce serait la preuve que lécriture ne sert à rien.
Philippe De Jonckheere. A la lecture de votre travail, il apparaît que certains thèmes reviennent fréquemment. Mais vous nous parlez dévolution. Jaimerais que vous développiez plus longuement tout cela.
Charles Juliet. Il y a en moi une préoccupation fondamentale. Dailleurs, elle ne mest pas propre. Au fond de tout individu, cette préoccupation est plus ou moins présente. On a à devenir soi-même, car être soi ne vas pas de soi. Être soi ne nous est pas donné. Tout ce que jécris peut se ramener à cette nécessité. Jai à devenir moi-même. Pour devenir moi-même, jai dû détruire celui que les circonstances avaient fait de moi, puis aller à la rencontre de cet inconnu que jétais et quil me fallait faire entrer en existence. Tout mon travail, depuis quarante ans que jécris, a été déterminé par ce besoin-là : devenir moi-même. Devenir soi-même peut parfois être une longue aventure, fort douloureuse. Cela entraîne de telles remises en cause, de tels bouleversements
En effet, cet il intérieur à laide duquel on cherche à se percevoir, il fait partie intégrante de ce quil a à observer. Par là même, toutes ses perceptions dénaturent ce quil appréhende. Pour que ses perceptions ne soient plus viciées, le regard doit sinverser, puis épurer lil dont il émane, afin de laffranchir de ce qui conditionne sa vision. Autrement dit nous avons à connaître ce à laide de quoi nous cherchons à nous connaître. Tant que lon na pas effectué ce travail, toutes nos perceptions de nous-même sont déformées. Donc comment se connaître, comment devenir soi, compte tenu de cette difficulté inhérente à la recherche ? Comment avoir une perception directe de soi ? Tant dobstacles sont à éliminer.
Philippe De Jonckheere. Cette perception directe de soi, elle appartient et ne peut appartenir quà lécrivain qui a parcouru le chemin que vous venez de décrire. Il y a cependant un jour, au début, où vous avez franchi le pas. Pourriez-vous nous dire ce qui vous a poussé à écrire ?
Charles Juliet. Cétait un besoin en moi. Jétais à lécole de Santé militaire, et un jour je me suis fait réformer. Pour pouvoir écrire. Je ne savais pas ce quétait lécriture. Je navais aucune culture, jétais dune consternante ignorance. A vingt-trois ans, je navais rien lu, je ne connaissais rien à rien. Mais il y avait ce besoin décrire, de me sonder, de me clarifier, de me construire
Philippe De Jonckheere. Donc lécriture a précédé la lecture ?
Charles Juliet. Ah non ! quand je me suis rendu compte que jétais dune ignorance crasse, je nai presque fait que lire. Je voulais écrire mais ne le pouvais pas. Trop démotions, trop de problèmes, trop de confusion, trop dinhibitions, trop de noir dans ma tête
Jai passé des années difficiles.
Philippe De Jonckheere. Quelles sont justement les lectures qui vous ont aidé ?
Charles Juliet. Jai beaucoup lu et je pourrais citer bien des noms. Il y a eu par exemple Nikos Kazantzakis. Il parle de cette aventure-là. Il en parle sur un mode lyrique, je dirais sans entrer dans la technique de la chose, mais il en parle très bien. Ceux qui mont le plus aidé, ce sont les mystiques. Ce nest pas si étonnant. En fait, laventure dont je vous entretiens est toujours la même : les mystiques lont vécue dune manière extrêmement aiguë. Il sagit de se désapproprier de soi-même pour parvenir à une manière dêtre qui inclut la bonté, la compassion, une exigence morale, une forme de sagesse. Jai lu Bernard de Clairvaux, Thérèse dAvilla, Jean de la Croix, Maître Eckhart, Ruysbroeck, Suso, Tauler, un mystique soufi, Rûmî, Tchouang-Tseu, le philosophe taoïste, plus des écrivains et calligraphes chinois ou japonais, des textes sur le zen
Jai mis longtemps à les découvrir, à les pénétrer. Quand on vit cette chose-là, elle est évidemment obscure, et je ne comprenais rien à ce qui se passait en moi. Le besoin décrire sétait emparé de moi, mais je ne savais doù il venait. Je lai dailleurs longtemps combattu, ce besoin décrire. Ces mystiques, quand jai fini par comprendre ce quils disaient, ils mont beaucoup aidé, notamment Hadewijch dAnvers, une mystique flamande du XIIIème siècle. Elle a écrit des poèmes et des lettres où tout cela est dit avec une netteté et une clarté admirables.