Jacky Chriqui. Pendant ces premières années décriture, comment réagissait le corps ?
Charles Juliet. Quand jétais dans cette école denfants de troupe, jai fait beaucoup de sport, notamment du rugby. Jexistais très fort dans mon corps, mais à partir du moment où jai commencé à écrire, jai vécu épuisé. Le travail intérieur consume en effet beaucoup dénergie. Javais donc le plus grand mal à participer à la vie. Il y a eu une sorte de mise en parenthèse de toute activité physique.
Jacky Chriqui. Cet épuisement pouvait-il être une source ?
Charles Juliet. Ce nest pas possible. Quand les forces sépuisent, la source tarit. Les personnages de Beckett sont des vagabonds ou des agonisants. Ils fuient ou sont proches de leur fin.
Jacky Chriqui. Des clochards.
Philippe De Jonckheere. Le personnage de Worm nest plus que tête et tronc dans LInnommable.
Charles Juliet. Quelle est cette pièce, à la fin, où trois femmes sont enfermées dans des amphores ? Le corps nexiste plus, il ny a plus que la tête qui fonctionne, la parole.
Philippe De Jonckheere. Également pour Oh ! Les Beaux Jours.
Charles Juliet. Également pour Oh ! Les Beaux Jours, il ny a plus que la tête, le reste du corps est enfoui.
Philippe De Jonckheere. Dans Pas moi, il ne reste définitivement plus que la bouche.
Charles Juliet. Ce qui ne veut pas dire que le corps enfoui est labsence du corps. Il subsiste et continue dêtre en relation avec la tête.
Philippe De Jonckheere. Les personnages de Samuel Beckett sont en fait une succession de voix qui ne parviennent pas à se taire. Elles ressassent à linfini.
Charles Juliet. Plus un être souffre et plus la voix parle. La souffrance fait parler et alimente cette voix intérieure.
Jacky Chriqui. Quels sont les textes de Beckett qui vous ont le plus intéressé ?
Charles Juliet. Jaime beaucoup les Textes pour rien, ainsi que
Molloy et LInnommable. Cela nimplique pas un jugement. Ce sont simplement les ouvrages que je préfère.
Philippe De Jonckheere. Vous seriez donc plus attaché à la première partie de son uvre ?
Charles Juliet. Absolument. Les derniers livres, comme Têtes Mortes, Le Dépeupleur
, sont des textes dune grande singularité, mais je ny trouve pas ce que je cherche, cette parole nue qui vient de la souffrance.
Jacky Chriqui. Le texte Image de Samuel Beckett semble suggérer que lécriture viendrait dune boue. Une boue originelle à partir de laquelle limage se forme.
Charles Juliet. La boue est présente tout au long de Comment cest
Luvre de Beckett est une uvre majeure. Pourtant, je men suis éloigné depuis plusieurs années. Mon évolution me portait ailleurs. Dailleurs, cette uvre avait sur moi un effet mortifère. Tout en lui gardant ladmiration que je lui porte, je sentais quil ne fallait pas que je reste dans ses parages. Donc je men suis éloigné et depuis des années je ne la relis plus. Je nai pas lu non plus la biographie importante qui vient de paraître. Il y a quelques années, je laurais immédiatement dévorée.
Jacky Chriqui. Maintenant dautres écrivains vous accompagnent ?
Charles Juliet. Non, je reprends les mystiques, les textes de la Bible, le Cantique des cantiques, Job, lÉcclésiaste
Ce sont des textes qui mont naguère aidé.
Jacky Chriqui. Vous dites quil convient de devenir ce que lon est, rejoignant en cela la formule de Nietszche : « Deviens ce que tu es. » Mais à quel prix ?
Charles Juliet. Devenir soi-même fait surgir un être nouveau. Certains être humains sont nés à eux-mêmes dune manière foudroyante et ont parfois éprouvé le besoin de changer de vie, éventuellement de changer de nom, tant ils avaient limpression de ne plus avoir grand-chose en commun avec celui quils avaient été. Cette aventure est vieille comme le monde. De nombreux sages ne parlent que de cette nécessité de passer du moi au soi, pour employer des mots faciles à comprendre. Je crois que cest un besoin impérieux pour chacun que de délivrer son soi. Le moi, cest lindividuel, le particulier, légocentrisme. Quand le moi a été dépassé, il naît un être nouveau : autre regard, autre manière dêtre, autres idées, autres rapports avec les autres, avec le monde
Une vie autre commence.