Relire Molloy
par Jean-François Louette*
Relire Molloy, c’est d’abord entrer dans un bloc de texte – deux cent
trente pages serrées, très peu d’alinéas, pas de guillemets, deux
chapitres en tout et pour tout… Remarques typographiques sur la graphie
d’un drôle de type : Beckett n’écrit pas pour mettre de l’ordre, il
déverse, il ne hiérarchise pas des idées ou des événements, il ne
distingue qu’a peine des personnages, il cède, comme malgré lui, à une
pulsion narrative :
« Ce dont j’ai besoin c’est des histoires, j’ai mis longtemps à le
savoir. » Bloc compact ici-bas chu d’un désastre aussi agité qu’obscur,
caillou de paroles tassées, lancé violemment aux lecteurs, ou contre
eux : la première impression que donne Molloy, et si rare, c’est celle
de la nécessité irrépressible de l’écriture.
Et pourtant : rien de plus vain, rien de plus dérisoire que cette même
écriture. Elle ne sert qu’à meubler en attendant la mort, elle n’en dit
jamais assez ni assez peu, elle dissimule l’essentiel, s’il existe, qui
serait, « au-delà de l’absurde fracas, le silence dont l’univers est
fait ». Nécessité et vanité de l’écriture : c’est ainsi que Moran ne
peut qu’éprouver comme un pensum le rapport que lui impose faire, par
l’entremise du messager Gaber, l’énigmatique Youdi. Idéalement, il
faudrait avoir le courage de se taire : « On ferait mieux, enfin aussi
bien, d’effacer les textes que de noircir les marges, de les boucher
jusqu’à ce que tout soit blanc et lisse et que la connerie prenne son
visage, un non-sens cul et sans issue. » L’écriture masque ce
cul-de-sac qu’est l’existence, elle n’éclaire rien, elle rajoute du
noir, de l’obscurité. On a l’habitude de s’extasier de l’amour de
Beckett pour Proust, de louer son Proust de 1931 : je veux bien, mais
chez Beckett l’écriture ne sauve rien ni personne, elle ne restitue pas
le temps perdu, elle ne se roule pas dans les anneaux nécessaires d’un
beau style, elle s’avoue – et comment ne pas apprécier cette lucidité –
une faute contre le silence, une faute de silence.
Si peu assuré de ses fondements, le roman de Beckett est le champ de
toutes les incertitudes. La forme stylistique la plus fréquente de
l’incertain, la rhétorique antique la nommait correction : « On ferait
mieux, enfin aussi bien », « J’ai ce besoin d’histoires, mais
d’ailleurs, je n’en suis pas sûr »… Pas de phrase chez Beckett qui ne
soit menacée d’être révoquée en doute par la suivante, pas de mot qui
n’apparaisse, dans le mince excès de sa timide hardiesse, comme une
tentative aussi fragile que ridicule. A dire vrai (à dire vrai !,
corrigeait ironiquement Beckett), les narrateurs, Moran ou Molloy, n’en
savent pas bien long : qui suis-je, où vais-je, sur quel chemin
erré-je, pourquoi vivre, voilà les questions qui les hantent. Molloy,
c’est le roman de l’identité perdue et du but ignorée : roman du sens
perdu, à la fois comme direction et comme signification –
« C’est pour l’ensemble qu’il semble ne pas exister de grimoire », la
littérature ne donne pas, ne donne plus, ne donnera jamais le chiffre
de l’univers, Mallarmé avait bien l’âme trop armée d’optimisme
littéraire.
Encore est-ce dire les choses de manière trop sérieuse. Car on devine
la pente dangereuse qui se dessine : des propos sur la modernité de
Beckett, écrivain de la mort du sens dans l’univers, nouveau romancier
de la crise du personnage, peintre de l’homme toujours-déjà posthume, à
la fois mort et vivant… Mais si Beckett plaît, ou me plaît, c’est avant
tout en tant que drôle de philosophe, pitre métaphysique, grand clown
des Savoirs, parodiste impénitent, infatigable destructeur d’illusions.
L’amateur de Descartes, de Leibniz, de Kant même, repérera aisément
dans Molloy la parodie d’épisodes ou de concepts célèbres (le morceau
de cire, les notions claires et distinctes, l’errance dans la forêt, la
monade, les impératifs hypothétiques…). Le théologien (s’il lit
Beckett) y trouvera son miel… ou plutôt du fiel : « L’antéchrist
combien de temps va-t-il nous faire poireauter encore. » Le lecteur de
Proust sourira de retrouver les aubépines de Marcel (mais Molloy «
n’aime l’odeur de l’aubépine »), la chambre de maman, la mémoire fondée
sur les odeurs (mais Molloy a perdu le sens de l’odorat !), celui de
Kafka – un Kafka transposé chez les clochards – rencontrera un
commissaire et ses aides, un messager et son patron, un coupable voué à
une « expiation immémoriale »… Le gamin régressif et carnavalesque qui
sommeille en tout vrai lecteur sentira à quel point Molloy est une
burlesque épopée de la merde : Mag, la mère de Molloy, alias la «
Comtesse Caca », est censée lui avoir donné le jour « par le trou de
son cul », redéfini comme « le vrai portail de l’être, dont la célèbre
bouche ne serait que l’entrée de service », Moran aux intestins bien
fragiles, fait un pèlerinage à la Madone de Shit, etc. L’amoureux
perdra peut-être quelques illusions à apprendre que « Condom est arrosé
par la Baïse », ou que Molloy fut dépucelé par Ruth (rut…), à moins
qu’elle ne soit nommée Edith ou Rose ; mais le collectionneur de
sentences en goûtera à coup sûr plus d’une, qui en disent long sur la
religion comme analgésique hypnotisant – « Connaître le saint, tout est
là, n’importe quel con peut s’y vouer » –, ou sur la société, d’une
générosité douteuse : « A qui il est interdit ne pas aimer la merde. »
Car Beckett, contre l’activisme de la cité moderne, prend le parti des
marginaux, des indolents, des hommes-chiffons, voués aux fossés, aux
chemins de campagne, à la reptation même. Aux obsédés du progrès hâtif
il oppose la lente et douloureuse progression de ses béquillards, de
ses asthmatiques, adeptes de l’horizontalité, hommes – déchets si vite
jetés – voir Fin de partie – aux poubelles de l’Histoire. Aux chantres
de la famille bourgeoise il montre les ravages du gâtisme et de la
cruauté des parents, de l’impossible émancipation des fils ; pour les
chercheurs d’inconnu il dessine l’objet dérisoire de leurs
interrogations, sous la forme de « deux X réunis, au niveau de
l’intersection, par une barre » : un porte-couteau… A l’intention des
amateurs de belles phrases il destine huit pages, d’un comique aride et
méticuleux, consacrées aux cailloux que suce Molloy, piètre Démosthène
d’une époque qui devrait admettre que l’éloquence l’a désertée, et
qu’elle n’en finira jamais de bafouiller.
Bref. On lit (je lis) Beckett comme Michaux écrivait ; « pour sa santé
» (Mes propriétés). Pour savoir à peine parler, écrire. Pour « savoir
ne rien pouvoir savoir ». Pour savoir ne plus pouvoir rire, et pourtant
rire de ne pas pouvoir rire. Un « rire sans joie », selon la formule de
Watt, mais qui rend joyeux. Bonne raison de parodier la fin de Molloy :
J’écrivis, il est minuit, les pleurs fouettent les pages. Il n’était
pas minuit. On ne pleurait pas.
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*Dernier ouvrage paru:
Sartre contre Nietzsche, Presses Universitaires de Grenoble, 1996.
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