SAMUEL BECKETT

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Dossier préparé par Alain Caron

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Mon année Beckett fut donc lumineuse. Partage de la découverte dans une jubilation intense. Parvenus à Cap au pire notre correspondance s’en ressentit : raréfaction maximale du vocabulaire, exit les conjugaisons. Pâle parodie, mais l’irrespect est peut-être nécessaire face à une œuvre dont la grandeur et la force pourraient facilement menacer d’étouffement. Ainsi je préfère parfois congédier les mots lourds, effrayants, qui viennent pourtant spontanément lorsqu’il s’agit de décrire la teneur de ces romans, toutes ces tartes à la crème métaphysiques et idéalistes, l’homme, le monde, la conscience, la vérité même : infirmité maladive de notre expression avec laquelle au contraire Beckett sait jouer perpétuellement. D’autant qu’il faut combattre le cliché tenace, transmis par les écoles – qui l’assimilent grosso modo au seul Godot –, d’un Beckett « écrivain de l’absurde », ennuyeux, laconique et désespérant.
Répéter d’abord que Beckett est drôle. Dans le détail des phrases et dans la globalité des situations. Murphy m’a fait beaucoup rire. Tout paresseux authentique se sent en sympathie avec un tel personnage, pour qui s’arrimer à sa berceuse préférée pour s’absorber dans la contemplation de son plafond s’avère l’activité la plus urgente, et promet une délivrance : « Bientôt son corps serait tranquille, bientôt il serait libre. » Bien sûr la berceuse verse et Murphy se retrouve en sang, le nez à terre. Paix impossible. Murphy, à Hyde Park, recherchant l’ordre idéal d’absorption des petits-fours qu’il s’apprête à déguster, mortifié par le stupide teckel qui vient in extremis lui rafler ses gâteaux. Fabuleuses stratégies, calculs fous pour réduire les peines et multiplier le plaisir, pratique systématique de la ruse avec soi-même, où la logique s’épuise, et finalement échoue. Rire de notre commune faiblesse, célébrée, magnifiée comme jamais dans les vertigineuses pages où Molloy réfléchit aux combinaisons possibles pour sucer seize pierres réparties dans quatre poches. Cette veine, qu’on pourrait grosso modo nommer burlesque – une forme parmi d’autres de l’humour beckettien –, est présente dans toute l’œuvre et permet d’entretenir avec les personnages une forme de familiarité qui adoucit la violence bien réelle du texte beckettien. Bien qu’au fil des œuvres cette coloration burlesque s’efface, s’affine, en même temps que la langue s’assèche, s’épure, que la présence des corps se fasse toujours plus dense, plus opaque. Jusqu’à L’Innommable, flot de paroles qui paradoxalement m’apparaît parfois comme un bloc de matière pure, corps et langue d’une même opacité.
Le parcours chronologique s’impose-t-il donc alors, comme une propédeutique nécessaire en prélude aux aridités des derniers textes ? Rien n’est moins sûr. Les premiers romans sont saturés d’astuces intellectuelles qui ne réjouissent que quelques-uns – si l’ambivalence du rapport de Beckett mi-goguenard mi-fasciné avec l’érudition me touche particulièrement, je conçois que d’autres puissent s’en agacer. Ainsi à ce client amateur de polar qui souriait de mes bredouillages enthousiastes, j’ai fini par adresser cette injonction péremptoire : « Allez directement à L’Innommable ! » Le jeune homme obtempéra et revint bien plus tard, plutôt chamboulé, mais « fier qu’on lui ait mis un tel livre entre les mains ». Comme aucun autre ce livre constitue pour moi une expérience de lecture, dont j’imagine difficilement qu’on puisse y rester insensible. C’est pour ma part la seule chose que j’imagine ressembler à la pratique d’un exercice spirituel.
« Moi dont je ne sais rien je sais que j’ai les yeux ouverts, à cause des larmes qui en coulent sans cesse. »
Curieux équilibre de pathos et de sobriété dans cette phrase que je retins instantanément, fulgurant raccourci où je ne peux m’empêcher de croire me reconnaître.
Car par-delà toute analyse objective, l’acuité même de l’effet Beckett, plus encore la diversité de ces effets sur chaque individu, fait largement énigme. Je n’en finis pas de m’interroger sur ma prédilection pour Assez. Texte dont les images et les sensations ont la douceur et la brutalité de celles d’un rêve. Encore que récemment, soumettant une fois de plus ce texte à un ami (ce qui me procure à chaque fois une étrange impression de mise à nu), j’en ai mis calmement à plat les thèmes. La rencontre, le désir, l’amour, la connaissance. Ces éléments liés là de manière maximale :
« Tout me vient de lui. Je ne le redirai pas à chaque fois à propose de telle et telle connaissance. L’art de combiner ou combinatoire n’est pas ma faute. C’est une tuile du ciel. Pour le reste je dirais non coupable. » Assez, Têtes mortes, p. 36.
Comment ne pas reconnaître là les questions qui depuis toujours m’obsèdent. Toutes étaient déjà nouées et vécues, sinon clairement énoncées lors de ma très chère année Beckett.