Mon année Beckett fut donc lumineuse. Partage de la découverte dans une jubilation intense. Parvenus à Cap au pire
notre correspondance s’en ressentit : raréfaction maximale du
vocabulaire, exit les conjugaisons. Pâle parodie, mais l’irrespect est
peut-être nécessaire face à une œuvre dont la grandeur et la force
pourraient facilement menacer d’étouffement. Ainsi je préfère parfois
congédier les mots lourds, effrayants, qui viennent pourtant
spontanément lorsqu’il s’agit de décrire la teneur de ces romans,
toutes ces tartes à la crème métaphysiques et idéalistes, l’homme, le
monde, la conscience, la vérité même : infirmité maladive de notre
expression avec laquelle au contraire Beckett sait jouer
perpétuellement. D’autant qu’il faut combattre le cliché tenace,
transmis par les écoles – qui l’assimilent grosso modo au seul Godot –,
d’un Beckett « écrivain de l’absurde », ennuyeux, laconique et
désespérant.
Répéter d’abord que Beckett est drôle. Dans le détail
des phrases et dans la globalité des situations. Murphy m’a fait
beaucoup rire. Tout paresseux authentique se sent en sympathie avec un
tel personnage, pour qui s’arrimer à sa berceuse préférée pour
s’absorber dans la contemplation de son plafond s’avère l’activité la
plus urgente, et promet une délivrance : « Bientôt son corps serait
tranquille, bientôt il serait libre. » Bien sûr la berceuse verse et
Murphy se retrouve en sang, le nez à terre. Paix impossible. Murphy, à
Hyde Park, recherchant l’ordre idéal d’absorption des petits-fours
qu’il s’apprête à déguster, mortifié par le stupide teckel qui vient in
extremis lui rafler ses gâteaux. Fabuleuses stratégies, calculs fous
pour réduire les peines et multiplier le plaisir, pratique systématique
de la ruse avec soi-même, où la logique s’épuise, et finalement échoue.
Rire de notre commune faiblesse, célébrée, magnifiée comme jamais dans
les vertigineuses pages où Molloy
réfléchit aux combinaisons possibles pour sucer seize pierres réparties
dans quatre poches. Cette veine, qu’on pourrait grosso modo nommer
burlesque – une forme parmi d’autres de l’humour beckettien –, est
présente dans toute l’œuvre et permet d’entretenir avec les personnages
une forme de familiarité qui adoucit la violence bien réelle du texte
beckettien. Bien qu’au fil des œuvres cette coloration burlesque
s’efface, s’affine, en même temps que la langue s’assèche, s’épure, que
la présence des corps se fasse toujours plus dense, plus opaque.
Jusqu’à L’Innommable, flot de paroles qui paradoxalement m’apparaît parfois comme un bloc de matière pure, corps et langue d’une même opacité.
Le parcours chronologique s’impose-t-il donc alors, comme une
propédeutique nécessaire en prélude aux aridités des derniers textes ?
Rien n’est moins sûr. Les premiers romans sont saturés d’astuces
intellectuelles qui ne réjouissent que quelques-uns – si l’ambivalence
du rapport de Beckett mi-goguenard mi-fasciné avec l’érudition me
touche particulièrement, je conçois que d’autres puissent s’en agacer.
Ainsi à ce client amateur de polar qui souriait de mes bredouillages
enthousiastes, j’ai fini par adresser cette injonction péremptoire : «
Allez directement à L’Innommable
! » Le jeune homme obtempéra et revint bien plus tard, plutôt
chamboulé, mais « fier qu’on lui ait mis un tel livre entre les mains
». Comme aucun autre ce livre constitue pour moi une expérience de
lecture, dont j’imagine difficilement qu’on puisse y rester insensible.
C’est pour ma part la seule chose que j’imagine ressembler à la
pratique d’un exercice spirituel.
« Moi dont je ne sais rien je sais que j’ai les yeux ouverts, à cause des larmes qui en coulent sans cesse. »
Curieux équilibre de pathos et de sobriété dans cette phrase que je
retins instantanément, fulgurant raccourci où je ne peux m’empêcher de
croire me reconnaître.
Car par-delà toute analyse objective, l’acuité même de l’effet Beckett,
plus encore la diversité de ces effets sur chaque individu, fait
largement énigme. Je n’en finis pas de m’interroger sur ma prédilection
pour Assez. Texte dont les images et les sensations ont la douceur et
la brutalité de celles d’un rêve. Encore que récemment, soumettant une
fois de plus ce texte à un ami (ce qui me procure à chaque fois une
étrange impression de mise à nu), j’en ai mis calmement à plat les
thèmes. La rencontre, le désir, l’amour, la connaissance. Ces éléments
liés là de manière maximale :
« Tout me vient de lui. Je ne le redirai pas à chaque fois à propose de
telle et telle connaissance. L’art de combiner ou combinatoire n’est
pas ma faute. C’est une tuile du ciel. Pour le reste je dirais non
coupable. » Assez, Têtes mortes, p. 36.
Comment ne pas reconnaître là les questions qui depuis toujours
m’obsèdent. Toutes étaient déjà nouées et vécues, sinon clairement
énoncées lors de ma très chère année Beckett.